Les pages de "Livres de Guerre" - Michel Rousselle - Le récit - Crèvecoeur

Les pages de "Livres de Guerre"

 
 Accueil
 Sommaire
  
 Michel Rousselle
 Message perso
 Le récit
  Avant-propos
  Saint Germain
  C.O.M.C.
  Parnay
  Saint Germain
  Massy Palaiseau
  Crèvecoeur
  Les Alleux.
  Songeons
  Saint Felix
  Valence
  
 Denières mises à jour
 Recherche
 Contact
 Forum
  
 

Le récit

 

Crèvecoeur-le-Grand ( le 25/05 en soirée)

 

Ou plus précisément au N .O. entre Hetomesnil et la Houssoye

C’est au début de l’après-midi que nous sommes arrivés à Crèvecoeur. Ca sent déjà la Normandie. Des pâtures humides nous offrent leur verdure et leurs pommiers sous lesquels nous plaçons nos engins à l’abri. Nous ignorons la destination qui nous est réservée.

D’ailleurs les directives manquent. Le seul officier susceptible de nous informer est le lieutenant de Saint Olive.

Les heures passent, il semble même que l’on nous ait « oubliés ». Notre lieutenant est là, avec son peloton de cinq chars et les subsistances font défaut. Nous n’avons rien eu à manger, ni à boire depuis la veille. Des vaches beuglent dans les pâtures proches. Visiblement ces bêtes sont abandonnées. Pas âme qui vive, pas un habitant en vue. Dans l’espoir d’avoir un peu de lait nous forçons les clôtures ; les vaches s’affolent : est-ce nos vêtements ou nos casques qui au-dessus du bourrelet frontal s’ornent de nos lunettes bordées de caoutchouc blanc ? C’est la corrida ! Nous parvenons à en coincer une dans l’angle d’une clôture . Les mamelles sont gonflées et les tétins sont durs et chauds ; c’est une sorte de lait caillé que l’on arrive à tirer, puis dans une gamelle l’on arrive a traire la moitié de son contenant d’un lait qui paraît buvable ; survient alors notre lieutenant qui a repérer le manège et demande s’il peut en boire ? On lui tend la gamelle, et la vide d’un trait !

Médusés, nous avons laissé la vache s’échapper et plus question de la reprendre. Nous abandonnons la partie sans avoir bu une goutte de lait.

Cependant le jour décline et toujours la même situation. Nous regagnons nos chars dans l’espoir de prendre un peu de repos. Vers cinq heures du matin, l’on reçoit l’ordre de mise en marche. J’entends le bruit d’une moto qui s’éloigne ; une estafette probablement. Je grelotte, les nuits sont fraîches et j’ai le ventre creux. J’allume une cigarette pour me réconforter.

Avec mon chef de char peu de mots sont échangés. Nous nous connaissons à peine. Il n’a que dix huit ans et ma situation familiale ne l’intéresse pas. Il est célibataire et je suis marié. Je pense à ma femme et à mon gosse que j’ai laissés à Amiens le 16 mai. Que sont-ils devenus?

Nous nous mettons en colonne. J’ai entendu dire que nous allons vers Poix de Picardie. Je sais maintenant qu’Amiens a été bombardé le 19, que le centre est presque entièrement détruit, qu’en gare du Nord et aux alentours un nombre impressionnant de civils devant évacuer avait péri sous les bombes.

Je me tourmentais, quel était le sort des miens ?

Nous roulons sans emprunter les routes principales, je ne vois même pas les petites agglomérations que nous traversons. Nous croisons quelques groupes de civils de tous âges qui évacuent, la plupart à pied. Ils sont comme des ombres…Le 26 au matin nous atteignons et traversons Poix de Picardie. La petite ville a été bombardée. C’est à travers des décombres et des gravats que l’on progresse. Là encore règne un silence de mort. Pas âme qui vive…

Nous avons dépassé Tieulloy l’Abbaye, il peut être dix heures du matin, nous nous arrêtons pour effectuer un regroupement avec le peloton de Saint Trivier.

Dans une pâture abritée par des bosquets nous avons repéré une tente infirmerie de campagne ; elle a une vingtaine de mètres de long sur 6 de large. Des anglais l’ont abandonnée. Des boîtes de conserves vides sont en tas ainsi que des vêtements dont des chemises de flanelle de laine et des combinaisons kaki . Certains vêtements ont étés portés et souillés et d’autres paraissent neufs ou presque.

J’éprouvais des difficultés à entrer dans mon poste de conduite avec la veste croisée que je portais, je me mis à la recherche d’une combinaison qui serait à ma taille et du même coup d’une de ces fameuses chemises de flanelle pour remplacer celle de coton que je portais depuis mon départ de Saint Germain. Les sacs contenant nos paquetages n’étaient pas à notre portée ; ils avaient été empilés dans un G.M.C. et nous ne savions pas comment joindre ce camion pour avoir du linge de rechange. Je fis donc la substitution de mes vêtements, tout en gardant la veste que je rangeais dans le char.

Des boîtes de « singe » et quelques biscuits de guerre nous sont distribués en guise de repas. Un puits à chaîne à godets nous permettra de puiser de l’eau fraîche pour nous désaltérer…Des morceaux de toile de la tente infirmerie nous sont alors fournis par des camarades qui ont procédé à son démontage partiel. Ces morceaux nous permettront de nous abriter en cas de pluie ou de nous isoler du sol humide au besoin. Les nuits sont fraîches et il a plu la nuit dernière.

Nous reprenons la route en colonne, avec des espaces de 10 mètres environ entre chaque char. Nous montons, d’autres descendent…

Quelle tristesse ! quel contraste avec cet après-midi ensoleillé. Ce sont des évacués qui, avec des moyens hétéroclites, fuient l’avance ennemie, les bombardements, les mitraillages aériens. Je n’entends que le ronronnement du moteur du char, parfois régulier, parfois rageur, au rythme des changements de vitesse. Les chenilles crissent sur les routes empierrées. Par le volet ouvert du poste de conduite, je vois ce qui se passe devant moi, mais sur les côtés la visibilité est nulle.

Alors ne me demandez pas quel est le village en vue et comment il se nomme. Assez régulièrement je donne un coup de levier de direction à gauche pour redresser le char qui glisse sur la droite en raison du dévers de la route.

Au nord d’Heucourt-Croquemaison se trouve un grand bois ; c’est à l’abri de ses arbres que nous allons passer la nuit. Je viens de voir la silhouette du commandant Hugot Derville. Il tient conversation avec les officiers chefs de pelotons dont De Saint Olive et De Saint Trivier. Tous deux se plaignent de la chaleur sous le casque. (voir anecdote page :..) Je ne pense pas qu’il soit ressorti quelque chose de positif de leur entretien : nous étions dans l’expectative..

Des dispositions concernant la nuit furent cependant prises ; nous étions à coup sûr proche de la zone des combats car des tours de garde furent organisés à cet effet. On grignote encore quelques biscuits de guerre en guise de repas. Indéniablement l’intendance ne suivait pas.

Rien n’est plus éprouvant que de se sentir seul lorsqu’à la faveur de la nuit, des bruits étranges se manifestent : bruissements de feuilles, craquements de branches mortes, avec pour fond sonore une canonnade lointaine et sporadique. Nos yeux sont rougis de fatigue et par la poussière des routes. On peut compter les heures de sommeil depuis notre départ.

L’aube survient, les membres engourdis, nous frissonnons… Les canons ont repris leur tirs de façon continue. Une grande animation règne parmi nous, les ordres sont enfin arrivés. Nous devons rallier Hallencourt.

Nous sommes le 27 mai au matin, et nous ignorons que la première division blindée britannique vient de lancer une attaque importante contre les Allemands. Celle-ci se soldera par un cuisant échec (sur 165 "MARCK", 6 engagés, 120 seront mis hors de combat au bout de quelques heures. cf. De Gaulle sous le casque, page 24). On ne sait rien non plus de l’échec de De Gaulle à Moncornet le 17 mai.


Cliquez

 

L’on arrive à Hallencourt vers dix heures du matin. Il y a un va-et-vient incessant d’hommes et de véhicules de toutes sortes : side-cars, motos, automitrailleuses, blindés de tout tonnage.

Comme nous avons couvert plus de cent kilomètre par la route, nous allons refaire le plein d’essence. Des fûts de 200 litres d’essence sont au sol et c’est à l’aide de pompes à bras que nous allons remplir nos réservoir. Nos H-39 "bouffent" 130 litres au 100kms !

A la 4e DCR nous allons combler les pertes subies à Moncornet. Une nouvelle offensive très prochaine se dessine. Nous sommes le 28 mai à Gransart. Les tergiversations continuent entre officiers.

Il est peut-être 16 heures lorsque l’on démarre en direction de Bailleul, puis on oblique sur la droite ; là, des pentes particulièrement abruptes sont à gravir. Nous avons parcouru environ un kilomètre, le moteur s’arrête… Impossible de remettre en marche. Le char est incliné sur la droite en raison du dévers. Nous sommes alors dépassés par d’autres blindés. La zone des combats est assez lointaine, je sors du char pour juger de la situation . Un char du 3e escadron est à proximité. Le brigadier Cals en descend et vient alors jusqu’à nous.

Je dis nous parce que Pruvost est descendu à son tour. Nous levons la grille sur le moteur et nous constatons que l’essence n’arrive plus au carburateur. L’inclinaison du char l’a mis à sec. Je suis alors étonné de cet incident, car l’on nous a enseigné que les carburateurs étaient amovibles.

Nous regagnons nos places : nous avons conclu qu’en mettant en première et à coup de démarreur tout en bloquant le levier gauche, l’on pouvait faire pivoter le char, aidé dans cette manœuvre par la poussée du char de Cals. Le moteur, ré alimenté, se remet en marche, l’on reprend notre progression. Quel ne fut pas notre étonnement de voir des H-39 redescendre les pentes !

Un chef de peloton, assis sur la porte de tourelle, nous fit signe de redescendre aussi. Nous avons obtempéré à l’ordre donné ; que se passait-il donc ? Ils tournèrent dans un chemin de terre sur leur droite, on les suivit. C’est alors que nous sommes arrivés devant Bailleul. Des hommes du 22e R.C.I. escortaient des prisonniers bavarois sans ceinturon, les mains derrière la nuque.

Notre lieutenant fit stopper son char et mit pied à terre ; l’on fit de même. Auprès d’un camion Mercedes gisait un feldwebel : pistolet LUG au côté, sacoche de cuir fixée par des mousquetons au ceinturon, et des jumelles dans un étui suspendues au cou. De Saint Olive ouvrit la sacoche. Celle-ci contenait des relevés, des cartes topographiques, du papier calque et des crayons de couleur impeccablement rangés. Les jumelles de grande puissance portaient la marque Carl Zeiss Iéna.

Comment se faisait-il qu’un sous-officier allemand soit aussi bien équipé, alors que les officiers français ne disposaient de rien ou presque ?

Dans le camion un petit atelier de campagne, des pièces de rechange, des roulements à billes, des manuels d’instruction militaire et surtout du ravitaillement provenant du pillage lors de leur avance : des plaques de chocolat Delespaul-Havez , des petits beurres Lu. Notre lieutenant s’appropria la sacoche de cuir, la paire de jumelles, le pistolet automatique et fit une répartition équitable des victuailles. Nous n’avions plus rien à manger et surtout à boire.

Quelques uns d’entre nous qui avaient visité des fermes et des habitations revinrent avec de l’eau et du cidre (une véritable piquette !) . Ayant bu et mangé deux doigts de chocolat, je me suis senti réconforté puis on retourna à nos chars.

Entre temps des ordres avaient été donnés. Sous la conduite de De Saint Olive l’on tourna à droite et, par des chemins en pente, l’on progressa jusqu’aux abords d’un petit village qui pouvait être Huchenneville (cf. De Gaulle sous le casque, page 243).

La nuit tombait et le bruit des combats paraissait perdre de son intensité. J’avais arrêté mon char dans un herbage à environ 200 mètres des habitations en contrebas. Un tour de garde fut à nouveau établi. La nuit se passa sans incident.

Très tôt, le 29 mai, le lieutenant De Saint Olive vint vers mon char accompagné d’un autre officier. C’était le capitaine Vanuxen. Après salutations et présentation, il me demande de me mettre au poste de pilotage et il s’installe dans la tourelle sur la sangle.

"Petit, me dit-il, mets en marche, nous allons en reconnaissance. Tu vas descendre sur Huppy. Tu suivras bien mes instructions : un coup bref aux épaules pour démarrer, un coup long pour arrêter. Un coup sur l’épaule droite ou sur l’épaule gauche selon la direction à prendre".

En reprenant à peu de choses près le chemin de la veille, il modifie la direction aux abords d’un petit bois où il m’engage à pénétrer. Des taillis d’abord, puis des arbustes qui se couchent sous notre passage. Le bois est sur un versant. En dévalant celui-ci le char culbute des arbres beaucoup plus gros. Je crois bien que le capitaine n’est pas bien à l’aise sur sa sangle, mais il ne dit rien. Une trouée laisse entrer la lumière que les ramures avaient jusqu’alors empêchée de pénétrer. A l’orée, sous un soleil qui maintenant nous éblouit, s’ouvre à nos yeux une vaste plaine que des bosquets dans le lointain semblent limiter.

Un coup long sur les épaules : je m’arrête.

Un combat d’une rare violence est en cours, à une distance que j’évalue à 200, 250 mètres de nous. Le capitaine ouvre la porte de la tourelle et descend. J’ouvre aussi la mienne, mais de la main il me fait signe de rester en place. Les jumelles en main, je le vois encore suivre le combat : la progression par bonds des fantassins à sa gauche. Des gerbes de terre jaillissent dans des éclairs de feu… Des projectiles éclatent au ras du sol et leurs éclats meurtriers font des victimes. Ce sont des minenwerfer (mortier d’infanterie dans l’armée allemande). Quelques hommes couraient comme à la dérive… L’un d’eux arriva presque jusqu’à nous ; il se tenait la tête entre les mains et hurlait de douleur: "Ma tête, ma tête, je n’y vois plus rien ! ". Des brancardiers arrivés avec une ambulance, l’emmenèrent .

Quel horrible carnage !

Soucieux, le capitaine Vanuxen reprit sa place sur la sangle. Il resta muet quelques instants, puis me demanda de remettre le moteur en marche. Il me fit tourner à droite et longer l’orée du bois en contrebas . C’est ainsi que nous sommes arrivés à Huppy .

Un grand tumulte y régnait. Des véhicules tous terrains Lafly et automitrailleuses Panhard y circulaient. Des estafettes motocyclistes allaient et venaient. Dans ce tohu-bohu nous nous sommes frayés un chemin. Nous sommes passés devant une grande bâtisse en briques. C’était le château où le P.C. du général De Gaulle s’était installé. Le capitaine Vanuxem ne s’y arrêta pas. L’on regagna le point de départ, puis il me quitta.

Des camarades avaient déniché des poules. L’un d’eux dont le casque était rempli des œufs de leur collecte, courut vers moi et me dit : "Tiens gobes en autant que tu veux, ils sont frais". Il m’en perça un, que je portais aux lèvres. Un goût d’œuf pourri me parvint à la bouche. Je recrachais aussitôt ; c’était une horreur, surtout que j’étais à jeun ! Alors confus il me dit : "Il faut que ce soit à toi que çà arrive. Viens il y a une ferme encore occupée, on va y aller".

Je revois cette salle de ferme où nous fûmes accueillis ; une table ronde, couverte de toile cirée, trônait au milieu de celle-ci, entourée de chaises de paille. Des bols à déjeuner ayant servi se trouvaient sur la nappe ainsi qu’une boîte de sucre entamée. Une jeune femme nous proposa du lait chaud. Cela nous réconforta, car nous n’avions rien pris depuis la veille. Nous avons demandé par politesse si on lui devait quelque chose. Elle nous réclama un franc par bol de lait. Choqué, je jetais une pièce d’un franc sur la table et je sortis sans la remercier . Voilà comment on remerciait les libérateurs. La population avait été enfermée la veille dans l’église.

Des ordres arrivèrent et l’on rejoignit Les Alleux dans l’après-midi, celui-ci se passa dans les préparatifs: plein d’essence, nettoyage des chars avec des chiffons huilés. Les sacs contenant nos paquetages furent arrimés sur la queue des chars ainsi que bâches et filets de camouflage. Le commandant Hugot Derville en avait donné l’ordre. Aucun repas ne fût servi.

 




sujet.php PHPisé et MySQLisé par Jacques Ghémard le 9 7 2023  Hébergé par PHP-Net  Temps entre début et fin du script : 0.01 s  8 requêtes