Les pages de "Livres de Guerre" - Michel Rousselle - Le récit - Les Alleux.

Les pages de "Livres de Guerre"

 
 Accueil
 Sommaire
  
 Michel Rousselle
 Message perso
 Le récit
  Avant-propos
  Saint Germain
  C.O.M.C.
  Parnay
  Saint Germain
  Massy Palaiseau
  Crèvecoeur
  Les Alleux.
  Songeons
  Saint Felix
  Valence
  
 Denières mises à jour
 Recherche
 Contact
 Forum
  
 

Le récit

 

Les Alleux. 30 mai au matin.

 

L’on nous fit savoir qu’une attaque d’envergure devait avoir lieu dans la matinée. Alors on nous distribue des boules de pain et des boîtes de "singe" que l’on colle au mieux contre la cloison pare-feu à l’intérieur du char. Cet approvisionnement est prévu pour plusieurs jours compte tenu de l’importance de l’opération.

La matinée se passe, rien ne se décide. On entend des salves d’artillerie pendant près d’une heure, puis le temps passe. Aucun ordre ne vient. Rien n’est plus éprouvant que l’attente. L’après-midi est largement entamé.

16 heures 30 environ : l’ordre d’attaque arrive. L’on démarre en colonne ; alignés sous le couvert des arbres d’un chemin creux, un briefing des chefs de chars a lieu avec le commandant Hugot Derville. Les décisions ont été prises. Les pilotes sont tenus à l’écart. Ils n’ont pas à savoir comment et par quel parcours ils opéreront. Des cordelettes passées aux bras permettront de les guider, tel et comme des rênes aux chevaux. Ne sommes nous pas dans la cavalerie ?…

De Saint Olive vient voir ses pilotes et les encourage. Rien que par sa présence, il nous met en confiance . Comme il fait très chaud, je lui dis que j’ai soif, mais que je n’ai rien à boire. Alors il me tend une petite gourde en peau de chèvre et me dit : "Tiens gardes-la". Ce geste simple et si profondément humain m’a touché au plus haut point, et je garde de cet officier un souvenir intarissable. D’autant plus émouvant que je ne devais plus le revoir (c’est en lisant la page 256 de "De Gaulle sous le casque », donc 55 ans après que j’ai su ce qu’il lui était advenu).

Entre temps, Pruvost, qui est revenu, m’a dit sèchement : "l’objectif à atteindre est « la Croix qui corne »" ; c’est sans préparation d’artillerie, et sans accompagnement, que nous opérons sur l’aile gauche de l’attaque. Nous contournons Moyenneville. Les blindages luisent au soleil. Les céréales, déjà bien hautes, se couchent sur notre passage. Puis ce sont des défilements de terrains bordés de bosquets qui suivent. Le char du chef de section (un maréchal des logis chef, venu du 3e chasseur d’Afrique, dont je ne me souviens plus du nom; son pilote , un alsacien 2e classe comme moi, qui s’appelait Mercx, un brave petit gars toujours souriant et prêt à rendre service) nous précède de 20 à 25 mètres.

La canonnade commence, d’abord intermittente, puis plus nourrie au fur et à mesure que nous progressons. Les obus ennemis soulevèrent la terre en gerbes ici et là ; puis le tir s’allongea. De la tourelle, Pruvost a un champ de vision plus vaste que le mien. Il a certainement repéré le tir des pièces d’artillerie à une distance très rapprochée. Les obus, en éclatant, produisent une fumée très dense. Tout à l’heure, j’ai vu des chars évoluant sur ma droite, maintenant je les vois à peine. Ils sont comme des ombres.

Il tire d’un coup long sur les cordelettes qui me relient à lui ; j’arrête le char. Tourelle orientée à gauche il mitraille. Les douilles brûlantes me dégoulinent sur le casque et le dos. Maintenant il a chargé le canon, puis tire trois fois, quatre fois : les douilles ricochent sur les parois avant de retomber au fond du char. Une odeur de poudre brûlée a envahi le char dont les portes sont verrouillées. Il fait très chaud, et nous sommes enivrés par cette odeur.

Un taillis abrite, à une vingtaine de mètres devant nous, le char du chef de section ; il en sort, puis tire à son tour sur sa gauche au canon. La réplique ne se fait pas attendre. La tourelle qu’un obus de gros calibre vient de frapper à la base, se disloque et part en éclats.

Nous contournons le char alors qu’un incendie vient de se déclarer à l’intérieur. Les flammes jaillissent et le dévorent ; c’est hallucinant, dantesque. Nos épiscopes nous renvoient une vision horrifiante. Nous ne sommes pas des spectateurs devant un écran de cinéma, nous sommes aussi les acteurs. Mais nous en rendons-nous bien compte ? L’ardeur du combat a galvanisé nos énergies. Nous ne sommes plus nous-mêmes ! C’est ainsi que l’on devient des héros…

Nous sommes maintenant à découvert sur un glacis. Pruvost m’arrête pour la seconde fois et tire à la mitrailleuse. Un obus de rupture frappe le char sur le côté gauche : partie méplat du blindage moteur. En même temps qu’un bruit effroyable, un éclair fulgurant nous aveugle ; abasourdis, nous avons perdu connaissance. Combien de temps ?…

Lorsque je reviens à moi le moteur ne tourne plus. Les épiscopes ont volé en éclats, pulvérisés. Leurs débris m’ont griffé le visage et les mains qui me brûlent et saignent. D’instinct je tire sur le démarreur, mais le tableau est disloqué. Je me retourne, Pruvost, terrorisé et crispé, se cramponne au dossier de mon siège. Il a dû être projeté hors de sa sangle. Il n’a plus que la coiffe de son casque sur la tête. Je le secoue et lui crie : "Tires donc bon Dieu ! "

Une brèche énorme laisse entrer un flot de lumière. La cloison pare-feu de 8 mm est repliée comme un couvercle de boîte à sardines. Les boules de pain et les boîtes de "singe", coincées contre celle-ci ont été volatilisées. Les chargeurs ont été délogés de leurs supports et des obus ont sauté des caissons sous l’effet de la déflagration.

Pruvost s’est remis sur sa sangle et essaye de manœuvrer la tourelle, mais en vain ; elle est bloquée et reste orientée vers ceux qui nous ont démolis. Plus d’épiscopes et de P.P.L., tirer dans ces conditions serait une folie. Par la fente de visée de droite j’aperçois un B1 bis. Il est placé un peu en retrait et presque perpendiculaire à nous. Il n’y a plus de fumée , mais les obus pleuvent toujours : c’est l’enfer !

Ce char tire et mitraille. Son canon de 75 crache des obus et des flammes, mais il subit le même sort que nous. Le blindage avant, épais de 6 centimètres, vole comme du carton pâte. Il ne prend pas feu. L’équipage s’échappe. D’autres chars immobilisés ici et là flambent. C’est horrible.

Le jour décline, il va falloir sortir de là. Nous sommes en position très avancée et aucun char n’ose plus s’aventurer dans ce guêpier. Si les allemands gagnent du terrain, immanquablement nous allons tomber dans leurs mains. Alors nous dégageons du mieux que nous pouvons le fond du char. Chargeurs et obus sont dégagés et remis, autant que faire se peut, sur les caissons et dans les casiers. Les douilles vides sont écartées pour permettre de dégager le trou d’homme par lequel nous envisageons de sortir.

Trois taquets retiennent la plaque circulaire ; à l’aide d’une petite masse on parvient à les chasser, mais il est impossible de faire tomber la plaque : une couche d’hermétique maintient celle-ci bien collée. Une seule issue nous reste : la porte de la tourelle qui, se trouve à l’opposé du champ de tir des artilleurs allemands. Pruvost sort le premier. Un tir d’arme automatique se déclenche, les balles sifflent et claquent sèchement. Se laissant glisser, il parvient au sol.

J’essaie de le suivre, mais les maudites cordelettes fixées aux bras et attachées au berceau du canon, me retiennent. Je redescends dans le char pour m’en libérer. Je ressors pour essuyer, à mon tour, une bonne rafale de balles.

Sur le glacis qui se présente à nous, nous rampons tels des vers, en direction de nos lignes. Dans le rougeoiement des impacts, des geysers de terre jaillissent et nous retombent sur le dos. L’on donnerait cher pour que cela cesse. Les minutes paraissent des heures. Quelle distance avons nous parcourue ?

Un bosquet apparaît, alors nous nous relevons et courons jusqu’à ses limites. Un batterie antichar écossaise bien dissimulée s’y trouve. Les servants viennent et nous accueillent. Il y a une sorte de pitié dans leurs regards. Nous sommes dans un état lamentable. L’un des écossais parle le français ; ce qui va faciliter nos rapports.

Leur premier geste sera de nous offrir une tasse de thé avec un nuage de lait condensé. Puis ils vont nous servir des toasts au jambon et à la confiture. Quel réconfort !

Depuis la veille nous n’avons mangé que deux doigts de chocolat et bu un verre d’eau. Comme je l’ai dit précédemment, avant de partir au massacre, le lieutenant de Saint Olive m’avait fait don d’une petite gourde pyrénéenne en peau de chèvre emplie de cidre. Dans la fournaise j’avais bien essayé de boire à la régalade, mais le cidre avait chauffé, et c’est une espèce de vinaigre au goût de goudron de Norvège qui m’était parvenu à la bouche. C’était abominable ! Le pauvre de Saint Olive n’a jamais su que son cidre était imbuvable.

Le vrombissement d’un moteur attira notre attention. Un side Gnome et Rhône venait dans notre direction. Nous le hélâmes et il s’arrêta pour nous prendre. Nous remerciâmes les écossais pour leur accueil. Le side piloté par un dragon du 7e R.D.P. nous ramena là où nous étions partis : aux Alleux.

Dans les pièces du manoir régnait un chambardement indescriptible. Des omelettes refroidies ou à demi mangées, des pots de confiture entamés ou vides jonchaient les tables. Des tableaux étaient décrochés et l’ensemble du mobilier avait souffert terriblement.

Il nous parvint alors une odeur de viande revenue… Des hommes ,dont je ne saurais dire de quelle unité, avaient tué et dépecé des lapins et s’évertuaient à les faire cuire. Ils nous en offrirent ; la viande qui n’avait pas eu le temps de se mortifier était comme du caoutchouc, autant dire immangeable ! J’étais anéanti.

L’on repartit grimpés dans des side-cars, suite à je ne sais quel ordre.

Le crépuscule puis la nuit étaient venus. Je ne saurais dire où l’on nous menait. Je me souviens que dans la cour d’une ferme, dans un va-et-vient incessant, l’on amenait des blessés. L’un d’eux, soutenu par deux de ses camarades, avait une sale blessure au ventre. La charpie de sa capote était mêlée à la chair et au sang. Il était blême et geignait doucement.

Dans la salle de ferme, une odeur de sanie d’éther et d’alcool flottait. Un major s’affairait : les manches retroussées il plongeait ses mains dans une bassine remplie d’alcool avant d’opérer. Sur la table de ferme, à demi nu, un homme inconscient était allongé. Je n’avais jamais vu pareil spectacle ! Le major se redressa, laissant égoutter les mains, et nous dit calmement : "Y a t-il quelqu’un parmi vous de blessé ? si tel n’est pas le cas, veuillez sortir d’ici ".

Nous étions là, non par curiosité, mais seulement pour savoir si l’un de ces blessés était l’un des nôtres. Le stoïcisme de ce chirurgien nous avait ébranlé. L’on repartit. Nous arrivâmes dans un village plongé dans l’obscurité. L’on nous dirigea vers une grange où des hommes étaient allongés sur la paille. Mais dans la nuit inconsciemment, on leur a marché dessus. Ils rouspétèrent tellement que l’on ressortit. Dehors tout paraissait calme ; trop même.

A cent mètres de là, dans une ruelle, une petite ferme en torchis semble inhabitée. Deux granges encadrent un porche clos par une barrière de bois ; celle-ci est restée entrouverte, nous y pénétrons. Le corps de ferme est de plein pied au fond d’une cour. La porte centrale baille à moitié . Nous entrons. Après avoir visité la salle commune où règne le désordre, nous découvrons deux chambres contiguës. Des lits de fer, dont la literie est défaite, les meublent.

Nous allons peut être pouvoir dormir, sinon nous reposer. Depuis quatre jours nous n’avons pas fermé l’œil. Recru de fatigue, je m’étends sur deux édredons. Mes paupières bordées par la poussière paraissent rouler des graviers, et lorsque j’arrive à les fermer, ça me fait mal et des éclairs zèbrent ma vue. Des griffures de verre me cuisent les joues et les mains. Je ne sais comment nous trouvons le sommeil…

Le jour nous surprend. Un brouhaha et un vrombissement de moteurs nous parviennent. Le tumulte s’amplifie. Une fois sur nos pieds, nous subissons l’épreuve inverse pour nos yeux. La lumière du jour nous éblouit et fait mal. Les vitres et les fenêtres sont brisées, des débris de toutes sortes jonchent le sol. Dans le jardin qui se trouve derrière la maison, une bombe a creusé un entonnoir. Des gars qui se sont reposés ailleurs entrent dans la cour et crient : "On va partir, grouillez-vous ! "

Dans la rue, une file de camions bâchés G.M.C. est en stationnement. Un officier que j’ai tout de suite identifié, gesticule et braille furieusement : c’est le commandant Hugot Derville. "J’avais dit rassemblement à huit heures, mais il est bientôt neuf heures ! Avant l’heure c’est pas l’heure, après l’heure c’est plus l’heure… Nous partirons donc à dix heures ! " Pas un ne bronche. Nous sommes une cinquantaine, toutes armes confondues….

Le silence qui précède à cette admonestation ne tarde pas à être troublé. Cette fois c’est le bruit d’un moteur d’avion qui va en s’amplifiant. Un monoplan aux ailes droites, à la cabine largement vitrée, nous renseigne tout de suite sur sa nationalité. Nullement gêné l’appareil nous survole puis s’éloigne... Alors apparaissent par groupes de trois, les ailes en W et portant des croix noires.

"Des Stukas ! " ont crié quelques uns. Ils piquent droit sur nous.

Les G.M.C. sont là tout près ; l’on s’empile dessous. La ronde de mort a commencé. Les bombes tombent dans un hurlement de sirènes, elles paraissent nous soulever de terre, les bâches des G .M.C. claquent et parfois se déchirent. Nous sommes cloués au sol sous une hypothétique protection.

Le commandant Hugot Derville est resté debout, en tête des G.M.C., revolver au poing il crie : "Si quelqu’un bouge je le descends ! ». "

Les hommes sont terrifiés. Les Stukas s’éloignent. Les bombes sont tombées au plus près, mais les dégâts ne sont pas sérieux. Un seul G.M.C. a été touché ainsi que ceux qui le côtoyaient. Nous n’avons jamais su exactement combien étaient blessés ou morts.

Il est dix heures. Le commandant Hugot Derville donne le départ. Ce village que nous quittons est Grebault Mesnil. Vers quelle destination allons nous ? Personne ne le sait ; tout porte à croire que nous nous replions.

Nul ne parle ; sur les banquettes latérales à la caisse des G.M.C. pas un homme ne connaît l’autre assis à côté ou en face de lui. C’est sinistre et déroutant. De temps à autre la colonne s’étire puis se resserre. La route est déserte et son morne aspect s’ajoute à la tristesse qui nous envahit. Mes oreilles résonnent encore du fracas assourdissant du combat de la veille du bombardement de ce matin et je pense aux pertes que nous avons subies.

Des questions se posent sur le sort des miens ; où sont-ils ? que font-ils dans ce désarroi ?..

 




sujet.php PHPisé et MySQLisé par Jacques Ghémard le 9 7 2023  Hébergé par PHP-Net  Temps entre début et fin du script : 0.01 s  8 requêtes